CRISPR-Cas9 : où en est la recherche sur cet outil révolutionnaire ?

Biologie

Le prix Nobel de Chimie 2020 a été remis à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna pour l’invention de CRISPR-Cas 9, une boîte à outils qui révolutionne la biologie moléculaire. La technique a fait l’objet d’une publication en 2012. En 2016, la technique est qualifiée de révolutionnaire, « certainement l’innovation majeure du XXIème siècle en biotechnologie ! » (article CNRS le Journal).

Où en est-on aujourd'hui dans les laboratoires de recherche ? Entretien croisé avec deux spécialistes du territoire Paris-Saclay :

  • Jean-Stéphane Joly, directeur de recherche INRAE, directeur de l’Unité TEFOR Paris-Saclay, rattachée à l’Institut des Neurosciences Paris-Saclay – NeuroPSI (CNRS/UPSaclay). Spécialiste en édition du génome.
  • Frédéric Boccard, directeur de recherche CNRS, directeur de l’Institut de Biologie Intégrative de la Cellule – I2BC (CNRS/CEA/UPSaclay). Il travaille notamment sur la structuration des chromosomes bactériens.

Jean-Stéphane Joly, vous dirigez un service mutualisé qui fournit des services innovants en édition du génome et en transgénèse. Pouvez-vous citer quelques exemples de projets actuels impliquant TEFOR ?

Nous réalisons essentiellement deux types d’expériences en édition du génome majoritairement avec des poissons zèbres, petits poissons d’aquarium, qui sont des organismes modèles très utilisés en laboratoire pour leur simplicité et leur transparence. D’une part, nous réalisons des expériences dites de « knock-out » de gènes qui suppriment des gènes et permettent d’étudier leur rôle chez le poisson, ce qui peut nous donner des indices sur leur rôle chez l’homme, car les poissons ont 80% de gènes en commun avec l’homme. D’autre part, nous effectuons des insertions de "séquences fluorescentes" à des endroits précis du génome grâce au système CRISPR-Cas9. La protéine fluorescente peut ainsi être dirigée vers les cellules ou les organes à étudier, ce qui nous permet d’obtenir des images en trois dimensions à haute résolution dans l’animal vivant.

Pouvez-vous nous parler des avancées de la recherche récente qui sont, selon vous, les plus marquantes liées à l’utilisation de CRISPR-Cas9 ?

Des systèmes, dits de seconde génération, ont été mis au point récemment. Leur différence majeure est qu’ils ne coupent plus l’ADN, mais réalisent des variations courtes et précises des paires de base A, T, G, C qui composent l’ADN, soit par des réactions chimiques (déamination) soit en recopiant un ARN en ADN qui va s’intégrer à l’endroit désiré et ainsi introduire la variation désirée. Eviter la coupure de l’ADN est un progrès important, qui évite de potentiels remaniements du génome ou réactions des cellules.

© TEFOR Paris-Saclay

Frédéric Boccard, dans un laboratoire de biologie fondamentale comme le vôtre, CRISPR-Cas9 est-il utilisé quotidiennement par les chercheurs ? Avec quels avantages en particulier ?

Le spectre d’hôte des systèmes dérivés de CRISPR-Cas9 est l’un des avantages majeurs puisqu’ils permettent de réaliser de l’ingénierie génétique d’organismes chez lesquels l’édition génétique était fastidieuse et coûteuse, voire impossible. Ces systèmes sont désormais appliqués quotidiennement chez des bactéries, chez des parasites comme Plasmodium ou Toxoplasma, chez le ver Cænorhabditis elegans ou dans des cellules de mammifères. Les applications sont multiples; les systèmes dérivés de CRISPR-Cas9 sont utilisés aussi bien pour générer des mutants que pour introduire différents types de marqueurs nécessaires à la caractérisation de processus biologiques. On peut citer par exemple des inactivations de gènes, des remplacements de gènes par différents allèles, d’insertion de gènes permettant la synthèse de protéines de fusion marquées dont on pourra suivre la localisation ou le destin cellulaire. De nouveaux systèmes pour des usages différents sont aussi régulièrement développés pour répondre à des questions de recherche fondamentale sur l’expression des gènes ou l’organisation des chromosomes.  

Au-delà des résultats remarquables obtenus de manière routinière ces dernières années grâce à la capacité simple mais tellement révolutionnaire de pouvoir inactiver ou remplacer un gène ou un locus spécifique dans différents types d’organismes, le développement de systèmes dérivés incapables de couper l’ADN (dCas9) permet de cibler des régions précises des génomes, soit pour modifier l’expression d’un gène donné sans altérer la structure des régions ciblées, soit pour révéler les propriétés de la chromatine au niveau d’un locus donné.

La révolution CRISPR-Cas9 (1/2) : L'outil ultime d'édition du génome | PodLab' Paris-Saclay

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J.S. Joly, un exemple d’application spectaculaire ?

Avec la seconde génération, il devient de plus en plus simple de générer des animaux modèles de maladies génétiques humaines, qui sont souvent liées à de courtes variations dans des gènes, en introduisant ou au contraire en corrigeant des variations situées à des endroits similaires entre l’homme et le modèle animal. Récemment, la revue Nature a relaté des résultats très encourageants concernant la guérison par édition du génome d’une grave maladie génétique, sans doute l’une des plus horribles, la progéria, où des enfants vieillissent prématurément dès l’âge de six ans et meurent avant l’âge de douze ans.  Il a été en effet possible de doubler la durée de vie de souris en corrigeant chez de jeune souriceaux une mutation dans un gène connu pour créer la plupart des cas de progéria, heureusement très rares. Ces résultats spectaculaires ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres de nouvelles voies thérapeutiques ouvertes par l’édition du génome.

En 2016, vous aviez annoncé la création de l’outil informatique CRISPOR (http://crispor.tefor.net/) qui permet d’améliorer le ciblage des génomes et éviter les coupures au niveau de sites inattendus. Est-ce que cet outil est toujours utilisé aujourd’hui ?

Oui cet outil, développé en collaboration avec l’Université de Californie Santa Cruz est toujours le plus utilisé avec celui du Massachussets Institute of Technology (MIT) avec l’avantage de pouvoir être utilisé chez plus de 200 espèces. Chaque jour, la localisation de centaines ou milliers d’utilisateurs est à 90% située aux Etats-Unis ou en Asie, une façon simple de constater l’énorme retard pris par l’Europe en matière d’édition du génome.

La révolution CRISPR-Cas9 (2/2) : La thérapie génique du XXIème siècle ? | PodLab' Paris-Saclay

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F. Boccard, en 2015 le chercheur Alain Fischer écrivait dans le magazine La Recherche : « Le point critique sera de confirmer que ce système n'induit pas de lésions dans d'autres régions du génome ». Que sait-on de nouveau aujourd’hui qui permette de nous rassurer sur la maîtrise de la technique CRISPR-Cas9 ?

Des réarrangements génétiques ou des insertions secondaires dans des régions différentes de la cible restent possibles et une meilleure connaissance des mécanismes moléculaires sera nécessaire pour comprendre et prédire comment et pourquoi ces réactions « accidentelles » non désirées se produisent. De nouveaux systèmes avec une meilleure spécificité pourraient certes permettre d’augmenter la fidélité tout en réduisant des lésions dans d’autres régions du génome. Néanmoins, la réparation de coupures dans l’ADN présente toujours un risque de réarrangements génétiques non programmés et cette éventualité constitue un frein pour l’utilisation potentielle en thérapie humaine. A cet égard, l’utilisation de dérivés non catalytiques pourraient s’avérer utiles pour l’utilisation clinique, par exemple pour modifier l’expression de gènes cibles ou transporter certaines molécules dans des régions précises des noyaux.

J.S. Joly/F. Boccard : A l’image d’Emmanuelle Charpentier, quelles sont les femmes scientifiques françaises qui font actuellement avancer la recherche en biologie ? Y-aura-t-il d’autres icônes françaises de la recherche en biologie dans les années à venir ?

A tous les niveaux, la recherche en biologie est désormais réalisée en majorité par des femmes. Je souhaite ardemment ne pas pouvoir vous dire quelles chercheuses deviendront des icônes. L’excellente recherche fondamentale en biologie est une exploration du vivant. Comme toute exploration, elle conduit à des découvertes inattendues. Lors de la découverte de l’Australie, des cygnes de couleur noire ont été découverts, événement totalement incroyable dans un monde qui ne connaissait que des cygnes blancs. Les systèmes d’édition du génome font partie de ces « cygnes noirs » dont on n’aurait jamais imaginé l’existence et l’efficacité il y a dix ans. Ce sont des chercheuses en microbiologie fondamentale qui ont contribué à cette découverte majeure, pas des entreprises de biotechnologie réalisant une recherche ciblée. Ces dernières ont en revanche contribué à donner avec rapidité une ampleur d’ores et déjà extraordinaire à cette nouvelle technologie. En édition du génome comme dans beaucoup d’autres domaines, coupler découvertes fondamentales et développement d’applications est la clé de la réussite. Le retard pris par la France en édition du génome est malheureusement abyssal, et sera catastrophique dans les années à venir en particulier dans les domaines biomédicaux, agronomiques, où nous deviendrons totalement dépendants de produits américains et asiatiques.