IJCLab : la physique nucléaire au service de la médecine de demain

Innovation Santé Physique des particules et matière

Parmi les enjeux de la médecine nucléaire, la personnalisation du diagnostic et du traitement des tumeurs nécessite le développement d’outils basés en particulier sur les techniques de la physique nucléaire. Dans ce contexte, le Laboratoire de physique des 2 infinis – Irène-Joliot-Curie (IJCLab - CNRS/Université Paris-Saclay/Université de Paris), à Orsay, propose des solutions pour synthétiser des isotopes médicaux purs, et met au point une caméra pour mesurer la radioactivité dans les organes traités.

Si c’est dans les vieux pots que l’on fait la meilleure soupe, c’est parfois aussi avec certains équipements scientifiques précurseurs, de première génération, que l’on fait de la science innovante. Le séparateur d’isotopes Sidonie, construit en 1969 à l’université d’Orsay (Essonne), connaît aujourd’hui un retour en grâce. Destiné au départ à la recherche fondamentale en physique nucléaire, il entame aujourd’hui une nouvelle carrière dans la médecine. Il est en effet capable de produire des isotopes1 de grande pureté. « Ces isotopes serviront à produire des radioisotopes, c’est-à-dire des isotopes radioactifs, pour l’imagerie médicale et la radiothérapie », explique Charles-Olivier Bacri, directeur de recherche au CNRS et responsable du projet PRISM (PRoduction d'Isotopes et Séparation pour le Médical) à IJCLab.

  • 1Les éléments chimiques sont caractérisés par leur nombre de protons, et chacun d’entre eux peut avoir plusieurs nombres de neutrons différents : ce sont des isotopes. Ils possèdent exactement les mêmes propriétés chimiques, mais leur masse diffère. Certains sont radioactifs, les radioisotopes, d’autres stables.
Réglage préalable des paramètres du séparateur d’isotopes Sidonie © Cyril Frésillon / IJCLab / CNRS Photothèque

Séparer les isotopes

Les applications médicales nécessitent de disposer de radioisotopes très purs. Leur synthèse est réalisée par irradiation d’isotopes stables, suivi par une phase de purification. En effet, lorsque l’échantillon irradié est un mélange d’isotopes, comme la majorité des éléments naturels, son irradiation produit un mélange de radioisotopes, dont certains ne peuvent être séparés ultérieurement. L’inconvénient, c’est que ces derniers peuvent être dangereux pour les patients en raison de la radioactivité supplémentaire qu’ils apportent. D’où l’idée du projet : purifier les isotopes stables avant leur irradiation afin de simplifier au maximum cette seconde étape lorsque cela s’avère nécessaire.

C’est là qu’intervient Sidonie. C’est l’un des derniers séparateurs d’isotopes stables en activité en Europe à posséder les performances requises, c’est-à-dire un grand pouvoir de séparation associé à des courants importants. Son principe : les isotopes sont ionisés (on leur arrache des électrons pour qu’ils deviennent positifs), puis éjectés vers un gros aimant qui dévie les ions ainsi formés. Or, chaque isotope d’un élément a une masse différente, ils ne sont pas déviés de la même manière : les plus lourds ont un rayon de courbure plus élevé. Les isotopes sont alors ralentis et parviennent sur une cible, séparés les uns des autres d’environ un centimètre. Il suffit alors de mettre une fente à l’endroit choisi pour ne sélectionner que celui que l’on souhaite.

Chargement de la source d’ions dont le but est de fabriquer le faisceau qui sera séparé dans Sidonie © Cyril Frésillon / IJCLab / CNRS Photothèque

Un millionième d’impureté

Aujourd’hui, Sidonie est utilisée pour produire du gadolinium-155, un des isotopes de cet élément de la famille des terres rares. Irradié au cyclotron Arronax à Nantes, il sera transmuté en terbium-155, une autre terre rare radioactive très prometteuse pour l’imagerie favorisant le diagnostic de cancers. Le gadolinium-155 disponible commercialement n’est pur qu’à environ 90 %, les 10 % restants étant constitués d’autres isotopes. Avec Sidonie il est possible de le purifier à 99,9999 % (soit seulement un millionième d’impureté) et d’en produire plusieurs milligrammes par semaine en moyenne.

Les autres isotopes sont également récupérés, soit pour d’autres besoins médicaux (les isotopes du gadolinium peuvent aussi servir à synthétiser d’autres isotopes du terbium, quatre d’entre eux ayant un intérêt médical en imagerie ou en radiothérapie2 ), soit pour d’autres usages, qu’ils soient industriels ou de recherche purement fondamentale. Sidonie n’est plus de première jeunesse, mais la direction du laboratoire a décidé d’investir un budget très conséquent pour cette activité, avec une enveloppe de 140 000 € prévue dans ce sens afin de restaurer le séparateur et de le rendre plus performant. « L’objectif est d’apporter une preuve de concept en collaboration avec le monde médical », indique Cyril Bachelet, ingénieur de recherche au CNRS et responsable d’exploitation de la plateforme qui comprend Sidonie. « Cette preuve de concept nous permettra aussi de clairement identifier les besoins, et ainsi de trouver les partenaires industriels les plus pertinents. »

Médecine personnalisée

Une fois les radioisotopes produits, que deviennent-ils ? Ils serviront au diagnostic et/ou au traitement de tumeurs cancéreuses, et seront donc injectés chez les patients pour mieux cibler le traitement sur les cellules cancéreuses. Pour cela, on associe le radioisotope par exemple à un anticorps spécifique de la tumeur à soigner et capable d’atteindre l’organe visé. Mais pour que le traitement soit le plus efficace possible tout en induisant le moins d’effets secondaires, il doit être personnalisé. Il est donc indispensable de mesurer précisément la répartition du radio-isotope dans le corps du patient afin d’optimiser la dose de radioactivité à injecter.

Mais aujourd’hui, pour certaines pathologies, on ne dispose pas toujours d’outils adaptés pour détecter efficacement le rayonnement gamma émis par ces radioisotopes, un rayonnement très énergétique, qui traverse facilement le corps, et surtout déterminer de quel endroit il provient. D’autant qu’un patient peut se voir administrer plusieurs gigabecquerels. « Il s’agit d’activités très élevées, le patient devient très radioactif, souligne Laurent Ménard, enseignant-chercheur à l’Université de Paris et chercheur à IJCLab. Il doit donc être isolé des soignants, et les analyses doivent se faire à distance. »

Mesurer l’activité radiologique

C’est pour cela que IJCLab développe une caméra mobile permettant de détecter ce rayonnement gamma directement au lit du patient. Elle convertit le rayonnement gamma en rayonnement visible : c’est le rôle du cristal scintillant fabriqué ici en bromure de césium. Quand un photon gamma frappe ce cristal, il produit une lumière visible que l’on détecte grâce à un photodétecteur. Concrètement, la caméra est formée de 256 photomultiplicateurs miniaturisés couvrant une surface de 10 x 10 centimètres carrés. Devant ce cristal, un cube de tungstène percé de plusieurs centaines de trous parallèles sélectionne le rayonnement gamma ayant la bonne direction afin de former l’image : c’est le collimateur qui joue le même rôle que la lentille dans l’appareil photo. Enfin, la caméra est entourée de plomb pour éviter qu’elle ne reçoive du rayonnement parasite. Pesant une soixantaine de kilogrammes, elle sera fixée sur un bras mobile.

  • 2Projet TTRIP financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-21-CE19-0037
Assemblage du scintillateur sur le photodétecteur de la caméra ambulatoire Thidos © Cyril Frésillon / IJCLab / CNRS Photothèque

« Si on fait tourner cette caméra autour du patient, on détermine exactement d’où provient le rayonnement grâce à un système de reconstruction d’image », précise Laurent Ménard. Deux à trois acquisitions suffisent pour obtenir des informations en trois dimensions. On quantifie ainsi l’activité radiologique, par exemple on peut dire « ce nodule accumule tant d’activité » et calculer ensuite les effets de cette radioactivité sur les tissus.

Simulation d’un examen d’imagerie de la thyroïde avec un fantôme anthropomorphique © Cyril Frésillon / IJCLab / CNRS Photothèque

Adapter la dose délivrée

Ces développements se font bien-sûr en collaboration avec le monde médical, afin de bien comprendre ses besoins. L’objectif est de mesurer précisément l’activité radiologique déposée, pour établir une corrélation fine entre la dose absorbée et les effets cliniques observés. Or, aujourd’hui, on ne sait pas mesurer précisément où cette activité se fixe, et donc, la dose réellement reçue par chaque organe. La quantité de radioactivité administrée est actuellement définie sur la base de critères qui ne tiennent pas assez compte de la spécificité de chaque patient (taille ou poids). Ce n’est pas assez précis.

« A terme, l’idée est d’injecter une petite quantité de radioéléments avant le traitement, de mesurer où ils se fixent, et d’adapter la dose à injecter en fonction de cette mesure, explique Laurent Ménard. Bref, contrôler ce qu’on injecte, et la manière dont on l’injecte. » Dans le cas des maladies bénignes de la thyroïde, la dose délivrée doit par exemple être suffisante pour éviter les récidives, mais pas surévaluée pour limiter les effets secondaires comme l’hypothyroïdie (un dysfonctionnement de la thyroïde).

Développement industriel

L’évaluation de la caméra est en cours, les essais cliniques démarreront à la fin de l’année 2022 à Toulouse. D’abord sur des « fantômes », des objets simulant des parties du corps. Objectif, calibrer la caméra, c’est-à-dire faire le lien entre ce que l’on mesure et l’activité radioactive accumulée dans les tissus, puis certifier la caméra afin qu’elle puisse être utilisée à l’hôpital. Enfin, celle-ci sera testée sur environ 20 patients pour le traitement des maladies bénignes ou malignes de la thyroïde avec de l’iode 131. Le projet, financé par le Plan Cancer de l’Inserm, se terminera à l’automne 20233 . L’objectif à moyen terme est de réaliser le transfert industriel de la caméra. Celui-ci pourra s’appuyer sur la start-up, Beams, issue du laboratoire IJCLab et portée par Laurent Ménard, dont l’ambition est de proposer de nouveaux outils d’aide aux traitement basés sur l’utilisation de traceurs radioactifs.

Aujourd’hui, ces recherches concernent les pathologies de la thyroïde qui sont nombreuses. Et demain ? L’objectif est d’étendre ces traitements à d’autres organes, par exemple le pancréas. Actuellement, la médecine nucléaire est en plein essor. Les médecins hésitaient autrefois à injecter des produits radioactifs dans le corps, mais aujourd’hui, les résultats sont prometteurs, et surtout, on maîtrise de mieux en mieux ce que l’on fait. L’apport des compétences des physiciens est déterminant pour cette médecine de demain.

  • 3Projet THIDOS financé par le plan Cancer (AAP Physicancer, INSERM, N° 19CP114-00)

IJCLab, une expertise unique en physique des deux infinis

Le Laboratoire de Physique des 2 Infinis Irène Joliot-Curie (IJCLab), est né le 1er janvier 2020 (CNRS/Université de Paris-Saclay/Université de Paris). Rassemblant plus de 750 personnes, Il est issu de la fusion de cinq laboratoires, dont certains avaient contribué à la fondation du campus d’Orsay par Frédéric Joliot-Curie en 1958. « L’un des objectifs de cette fusion était de maintenir et consolider les expertises techniques de ces laboratoires », indique Philippe Lanièce, directeur de recherche au CNRS et responsable du pôle « Physique Santé » à IJCLab. Ce pôle (l’un des sept pôles scientifiques d’IJClab) s’attache à développer des outils pour la médecine en s’inspirant des techniques de la physique des deux infinis. Il comporte trois grands thèmes : l’imagerie optique et radioisotopique, le développement de nouvelles approches en radiothérapie, et enfin, la modélisation de systèmes biologiques comme la croissance de tumeurs cérébrales. « L’environnement scientifique et technique d’IJClab nous permet de mettre à profit des capacités technologiques de pointe en physique pour nos thèmes de recherche », souligne Philippe Lanièce.